lundi 8 août 2016

Grange, Le français, nouvelle langue étrangère au programme des élèves de sixième (2006)

Cet article de Mireille Grange, professeur de Lettres au collège, est paru dans le Bulletin n° 119 de l'Association des Professeurs de Lettres. C'est le texte d'une conférence donnée lors de la Table ronde "L’enseignement du français à l’école primaire" organisée par l'APL le dimanche 2 avril 2006.

Lien : http://www.aplettres.org/enseignement_grammaire.pdf


Le français, nouvelle langue étrangère
au programme des élèves de sixième
Mireille GRANGE
Professeur au collège Boris Vian de Lille (Nord)


   Depuis plusieurs mois, le débat scolaire se focalise sur les méthodes d’apprentissage de la lecture. L’actuel ministre de l’Education Nationale, par le biais d’une circulaire courageuse sobrement intitulée « Apprendre à lire » (3 janvier 2006), vient de prohiber l’usage de la méthode globale dans les écoles primaires. Reste évidemment à faire appliquer partout cette circulaire et ce ne sera sans doute pas chose facile. Elle soulève en effet l’ire des pédagogues militants d’une nouvelle école chargée de « déscolariser » l’école. C’est Monsieur Marc Baconnet, Doyen de l’Inspection Générale des Lettres qui, le premier, a lancé ce mot d’ordre brandi depuis par tous les « penseurs » officiels de l’Education Nationale. Qui sont-ils ces « penseurs » ? Tout d’abord les nouveaux « pédagogues » regroupés sous la bannière de Philippe Meirieu, gourou de l’ancien ministre Allègre, défenseurs acharnés du constructivisme et autres panacées prétendant laisser l’élève libre de construire son savoir à partir de rien. Ce sont aussi les « experts » chargés de faire les programmes en lieu et place de l’Inspection Générale depuis la loi Jospin de 1989, ce sont enfin nombre de formateurs d’IUFM chargés, eux, de porter la bonne parole pédagogique aux futurs professeurs. (Voir Lecture en débat (Éducation et Devenir, 2006) et aussi Retour sur le débat de 2006 (INRP Lyon, 2007).


   Beaucoup, parmi ces « penseurs » de l’école, sans oublier de nombreux syndicalistes, crient que la méthode globale n’est plus utilisée depuis des lustres, voire qu’elle n’aurait jamais existé. Le ministre serait donc parti à la chasse aux fantômes.


   Cet échange d’arguments pourrait n’être qu’ubuesque mais il ne doit cependant pas nous faire oublier l’autre versant de la montagne, largement aussi escarpé que la méthode d’apprentissage de la lecture, je veux parler de la méthode d’apprentissage de la langue écrite. La mode est à « l’oralisation » disent les plus « modernes » comme François Bégaudeau, auteur du film Entre les murs primé par Télérama et France Culture — et chacun doit s’exprimer, quitte à ne pas posséder les outils de base de l’expression... et de la compréhension —. C’est donc naturellement que la langue écrite est devenue le parent pauvre de l’enseignement du français depuis le Cours préparatoire jusque dans l’enceinte de l’Université. C’est pourquoi l’apprentissage de la grammaire, celui de la conjugaison, celui de l’orthographe, celui du vocabulaire ont été transformés en « Observation réfléchie de la langue française », c’est à dire l’ORL à l’usage des écoliers par la vertu des programmes Lang de 2002 qui stipulent :



   L’observation réfléchie de la langue française doit être un moment de découverte visant à développer la curiosité des élèves et leur maîtrise du langage et non une série d’exercices répétitifs mettant en place des savoirs approximatifs et l’usage prématuré d’une terminologie inutilement complexe... La conjugaison est, au cycle 3, centrée sur l’observation des variations qui affectent les verbes. (Programme 2002 cycle 3.)

   Cette profession de foi destituant les exercices répétitifs et les remplaçant par une « observation réfléchie de la langue française » pourrait se comprendre si les élèves disposaient de connaissances théoriques préalables. Manipuler les phrases, les mots, les verbes, comparer les éléments, les soupeser de manière presque scientifique, mettre « la main à la pâte » comme le dirait un prix Nobel de physique reconverti dans la pédagogie enfantine, pourrait en effet permettre certaines découvertes.

   Malheureusement, « la terminologie inutilement complexe » n’est jamais au rendez-vous puisqu’elle a été frappée d’interdit et les petites mains des enfants des écoles restent définitivement prisonnières de la pâte. C’est ainsi que, lors des tests d’évaluation de sixième qui, tel un rite de passage, ont lieu la troisième semaine de la rentrée de septembre, surgissent des « expressions écrites » d’« apprenants » très fleuries. Il est néanmoins recommandé aux « encodeurs d’items » que sont les professeurs-correcteurs, dans un souci de légitime prudence, de ne pas sanctionner les fautes d’orthographe dans les réponses aux questions portant sur différents messages écrits — même si la réponse est phonétique ; seule compte la pertinence de la réponse par rapport à la question posée, respect des consignes oblige. Si le professeur échoue à comprendre la réponse de l’élève, qu’il la prononce à haute voix, et le sens jaillira. Il lui est même enjoint en caractères gras dans le cadre du codage de « l’expression écrite », de ne pas tenir compte de la morphologie verbale. En revanche, il devra s’assurer que les personnages de l’histoire qui sert de « support » aient tous été nommés, ainsi que « du choix et de la cohérence énonciatifs », de la pertinence des « substituts pronominaux », de « la variété dans l’emploi des substituts lexicaux ». Enfin, s’il leur reste du temps et de l’énergie, les « correcteurs » devront vérifier, en toute fin de parcours prescriptif, si les phrases sont grammaticalement correctes, si l’accord sujet-verbe est réalisé et si l’orthographe est correcte. Mais ces trois dernières prescriptions, indispensables à la « production » d’un texte compréhensible, sont largement minoritaires dans un bataillon de treize items comme ce fut le cas en 2003.

   Rien d’étonnant donc à ce qu’après cinq ans d’observation réfléchie de la langue française, ou d’interdiction pure et simple de faire de la grammaire de manière systématique, et avec un tel barème de « correction », on lise des prestations écrites du type de celles-ci :

Copie 1 :Bob appelle sont chien. banbou, banbou net il ne revint pas. alors il vat le chercher, celce ninute il adercu un batar alonge Bob le leve mele batard ce reconcha aussi tôt il avait un patte brisé il etait jéne bob le porta 10 minites il retroves les trotriester du chiens apre il reprar 10 ninutes plus tard il retrouve son acie acote d'une toite en fer sete le tresors. 

Copie 2 :Bob en le suivant soit perdue. Il trebuchas sur une espespese de grosse pier lourde. En nolent en nariere il retenbas une fois de plus. Alors en se dement de quoit peut-il sagire. Il dessidat de crese.En cresent il tapa sur une boite en boie. Il la sorta du trous, la pousa et louvra. Setait si brient qil ne voyé pas les couleurs. Il plonga la main dedent et retira des bijoux en or : des colie, des boucle d oreille et meme des tiament il dessida de lait dens la poubelle pour prendre des plastique. Il en prena 3 et met tout le tresore dans le plastique. Coudin, il entendie un haboiment tout près. Il cria "banbou,banbou" et bonboux revena à lui. Il étais cachais dans les buisons. Grasse au bijoux les parent de bob le retrouva avec leur brience s'est normal et le tresor est mantenent au muse mais bob a gardes cellque bijoux.

   Ces copies et d'autres sont reproduites dans le Rapport sur l'enseignement des lettres au collège, disponible sur le site de l'APL.

   Que deviennent ces navrants chefs-d’œuvre de créativité langagière ? Vous pensez à tort qu’ils vont émouvoir les autorités. Ces textes n’arrivent jamais sous les yeux des évaluateurs professionnels car ils ne reçoivent, en guise d’évaluation, qu’une succession de treize chiffres allant de 0 à 9 qui correspondent au codage énigmatique des items, quand ce ne sont pas des camemberts et autres schémas mirobolants tout droit issus de l’imagination débordante de Casimir, le gentil logiciel chargé de rendre compte aux autorités compétentes des résultats.

   C’est pourquoi on peut impunément, en 2006, durant les quatre années-collège appliquer les mêmes méthodes qu’en primaire, méthodes qui interdisent tout enseignement systématique de la grammaire au nom d’une idéologie selon laquelle la grammaire blesse les jeunes consciences, ne fait quereproduire les inégalités sociales — car la grammaire relève comme chacun sait du « socialement favorisé ». Moyennant quoi, les professeurs qui osent pratiquer la grammaire accompagnée d’exercices d’application systématiques passent pour des bourreaux d’adolescents. Ainsi se perpétue, au fil des ans, la méconnaissance de la langue, dans l’indifférence générale. 

   Certains penseront que cette lacune est sans importance, puisque selon une idéologie consacrée dans le monde des décideurs de l’école, nos adolescents savent tellement d’autres choses, comme par exemple se montrer experts en TICE, les nouvelles technologies de l’information et de la communication appelées en renfort pour servir de masques providentiels de l’ignorance.

   Néanmoins, une infime partie de la population, souvent taxée de réactionnaire par les bien-pensants, s’inquiète de la mauvaise maîtrise du français écrit par une majorité des élèves entrant en sixième ou sortant de l’Université. C’est le cas de Laurent Lafforgue, médaillé Fields de mathématiques et membre très éphémère du Haut Conseil de l’Education, qui s’exprime ainsi :
   L’abandon de l’analyse grammaticale est un des principaux facteurs de l’effondrement de la capacité de raisonnement et du respect des règles de logique les plus élémentaires que les professeurs de mathématiques et de sciences constatent chez les élèves, aussi bien au lycée qu’à l’université et jusque dans les classes préparatoires aux grandes écoles. En effet, la grammaire est, dès l’école primaire, constitutive de l’apprentissage du raisonnement et de la logique, non pas d’ailleurs d’une logique purement mécanique mais d’une logique fine et subtile, dont la mise en oeuvre est inséparable de la compréhension du sens des phrases.
   (…) Si elle (la grammaire) n’a pas été pratiquée dès l’enfance, elle n’est pas intériorisée, et toute utilisation de la langue un peu abstraite devient semblable à celle d’une langue étrangère dont on ne connaîtrait que quelques mots épars qu’on serait impuissant à composer entre eux.
(Allocution au déjeuner de « Défense de la Langue Française » le 11 mars 2006 au Sénat : Court plaidoyer en faveur de la grammaire.)
   (Ajoutons que les langues étrangères, notamment les langues à flexions, deviennent très difficiles pour des élèves. C’est pourquoi les professeurs d’allemand, voire ceux de langues prétendues « faciles » comme l’italien, s’arrachent les cheveux face à l’ignorance grammaticale des élèves : qui ne sait reconnaître un sujet en français ne le reconnaîtra pas plus en allemand ou en italien. Quant au latin et au grec, ils deviennent insurmontables pour nombre d’élèves, et le ministère puise un alibi pour ne plus les proposer dans la situation même que l’abandon de ces enseignements a contribué à créer.)

   Le Français, une langue étrangère si on ne fait pas de grammaire ! Voilà une idée qui a désormais peu de chances de s’exprimer au sein du Haut Conseil de l’Education, depuis que Laurent Lafforgue, auteur de ces lignes magistrales, a été contraint de s’en retirer en donnant sa démission. 

   En effet, la publication récente dans la presse du « contenu du socle organisé en sept compétences » (Le Haut Conseil de l’éducation définit le socle de connaissances in Le Monde du 31 mars) n’est pas de nature à nous rassurer : il y a loin des « compétences », mot fétiche du Haut Conseil de l’Education et des idéologues de la pédagogie, aux « connaissances », depuis que le vocabulaire de l’entreprise a contaminé le champ lexical de l’école et que l’évaluation a pris le dessus sur la transmission des connaissances. N’oublions pas non plus que « l’évaluation de compétences » met moins en lumière les lacunes criantes des élèves que le « contrôle des connaissances » jugé traumatisant, jusque dans sa dénomination.


   Donc, Laurent Lafforgue a bien raison quand il dresse ce constat. Les nouveaux programmes des collèges rédigés sous l’autorité de Madame Katherine Weinland, Doyenne de l’Inspection générale de Lettres et de Monsieur Alain Viala, Président du groupe d’experts de Lettres, en vigueur depuis 1996, ont institué une modification radicale de l’étude de la langue. Le cache-misère de la « séquence didactique », trouvaille pédagogique imposée aux professeurs de collège et de lycée, interdit pratiquement désormais l’enseignement de la grammaire pour elle-même, et impose, sous prétexte de dépoussiérage et de simplification, l’usage de notions aussi complexes et mal définies que la grammaire de texte ou la grammaire du discours. Ces nouveautés incongrues, qui pis est, s’accompagnent de l’inversion de la méthode classique où l’on va de la proposition à la phrase et de la phrase au texte.

Voir : Séquence et tâche finale (Neoprofs, juillet 2016)
Qu'est-ce qu'une séquence pédagogique ? (Neoprofs, octobre 2015)
La séquence est-elle un progrès ? (Neoprofs, mai 2015)
Le fil pour ceux qui cherchent des alternatives à la séquence (Neoprofs, mai 2014)
Français : séquence et séance (Neoprofs, mai 2013)
Nouvelle façon de travailler en outils de la langue... (Neoprofs, juin 2011)
Comment pratiquer le décloisonnement intelligemment sans que les élèves soient perdus ? (Neoprofs, novembre 2010)
Séquence ? chapitre ? période ? (Neoprofs, août 2010)
Progression grammaticale : par où commencer ? (Neoprofs, août 2010)
Progression en littérature (Neoprofs, avril 2010)
Quelle progression de conjugaison en sixième ? (Neoprofs, mars 2010)
De la séquence, du décloisonnement et de l'inductif (Neoprofs, mai 2010)
Des progressions de grammaire... (Neoprofs, novembre 2009)
Proposition de séquence didactique : le presse-purée (SLL, novembre 2000)
Séquence et désarroi (SLL, juin 1999)

V. M. : "La séquence pédagogique : une idée à première vue séduisante...
   La seconde grande révolution des programmes des années 90, dans le sillage de la création des IUFM et de la prise du pouvoir par des formateurs à marottes, ç’a été la séquence pédagogique, présentée comme modèle indépassable. Qu’est-ce que la séquence ? Une chose a priori séduisante pour un professeur, mais en réalité souvent calamiteuse dans les salles de classe. Il s’agit de faire concourir tous les domaines du Français (lecture, étude de la langue, écriture) à la réalisation d’un même objectif (généralement une rédaction), liant ainsi étroitement ces domaines afin de « donner du sens aux apprentissages ». L’intention est louable et non dénuée de séduction. Mais l’on sait le lien entre l’enfer et les bonnes intentions.
Les inévitables dérives du décloisonnement forcé
   Sur le terrain, l’injonction faite aux professeurs de toujours partir des textes pour étudier des faits de langue a conduit à deux dérives majeures :- Une instrumentalisation des textes qui dégoûtait les élèves de la lecture. Quelle misère que d’étudier Les Misérables pour travailler sur le portrait (de personnages dont jamais l’élève ne connaîtra l’histoire…), les expansions du nom, la connotation des termes et l’emploi de l’imparfait, plutôt que sur la relation de Valjean et Javert, la question de la Rédemption, la capacité pour l’homme de changer, les combats hugoliens… !- Une totale atomisation des leçons de grammaire, souvent réduites à des remarques erratiques faites au hasard des textes, sans ordre méthodique – quand la grammaire n’était pas limitée à une leçon par séquence, c’est-à-dire 5 ou 6 sur toute une année.    Et l’on a vu se multiplier des comportements ahurissants. Les professeurs, sommés à tout instant de lier textes et études de la langue, inondaient forums et listes de discussion professionnels des demandes du style : "Je cherche un texte avec du subjonctif / des expansions variées / des connecteurs logiques évidents". Hugo, Gudule ou une notice d’aspirateur, qu’importe le flacon pourvu qu’on ait « l’outil de la langue » ! Misère du contenu : misère de l’approche." 
(source : http://www.reformeducollege.fr/nouveaux-programmes)


V. M. : Comme le dit Spinoza1670, le problème n'est pas la séquence en soi. Le Dumas, les Gabet-Gillard et bien d'autres manuels ont fonctionné sur ce principe avec beaucoup de rigueur et une réelle efficacité des décennies durant (comme quoi, cette innovation est loin d'en être une). Il est certainement encore possible, en théorie, de bien travailler en séquences.
   Pourquoi est-ce si difficile en pratique ?
   Plusieurs raisons à mon avis.
   La première, je pense, tient à une maîtrise disciplinaire bien moindre. Et je ne jette la pierre à personne en disant cela, ne m'excluant pas du lot. J'ai moi-même été très mal formée en grammaire, si même l'on peut dire que j'y ai été formée entre la linguistique pure de la fac et le trou noir de l'IUFM.
   Regardez la progression grammaticale du manuel de Dumas, juste ci-dessus : elle est irréprochable. En suivant cette progression pas à pas, les élèves pourront construire peu à peu une représentation ordonnée de la langue et de la syntaxe. Aujourd'hui, les professeurs de Lettres eux-mêmes sont si mal formés en grammaire qu'ils ne maîtrisent plus les enjeux des différentes notions, peinent à les enseigner autant qu'à les organiser. Jusqu'à ce que les programmes de 2009 les obligent à s'emparer de cette question, bien peu étaient capables d'élaborer une progression de grammaire digne de ce nom. La plupart se contentaient de distribuer les notions au fil de l'année en fonction des liens possibles avec leurs chapitres littéraires. D'où cette atomisation de la grammaire que j'évoquais, qui ne permet ni d'éclairer les notions les unes grâce aux autres, ni de faire système.
    Ensuite, je crois que même un expert de sa discipline serait aujourd'hui bien en peine de refaire un petit Dumas.
   J'ai beaucoup pratiqué de tels manuels. Ils sont efficaces à condition de commencer l'année à la première page et de dérouler la progression chapitre après chapitre sans jamais déroger à l'ordre établi. Qui, aujourd'hui, travaille ainsi, avec un ordre figé une bonne fois pour toutes, qui ne tiendrait compte ni du profil de la classe, ni des projets particuliers menés telle année (je ne vais pas étudier le théâtre au même moment si j'emmène mes élèves voir une représentation en octobre ou en mai, si je décide de travailler toute l'année avec un comédien...), ni des envies nouvelles, lesquelles nécessitent parfois de bousculer nos habitudes ? Personne, je crois.
   Aussi, quelqu'un qui voudrait vraiment travailler en séquences thématiques, avec des leçons de grammaire traitant obligatoirement du thème en cours en littérature, devrait refaire perpétuellement ses exercices à cette fin. Il y en a peut-être que ça amuse, mais je trouve que c'est gaspiller beaucoup d'énergie que de réinventer perpétuellement la roue, quand cette énergie peut être employée à de vraies recherches pédagogiques (par exemple, je n'aurais jamais eu le temps de développer mon travail sur l'écriture si j'avais passé mon temps à refaire tous les ans toutes mes leçons de grammaire).
   Faute de connaissances suffisamment solides en grammaire au moins, et sans pouvoir rien construire de pérenne, les amateurs de séquences en sont réduits à un perpétuel bricolage chronophage et hasardeux.
(source : http://www.neoprofs.org/t89767p20-la-sequence-est-elle-un-progres#3057085)


   Il fallait donc un mathématicien pour venir au secours de la grammaire jetée aux orties par ceux mêmes qui devraient la protéger. Dans ce monde à l’envers, que reste-t-il aussi d’un Jaurès, grand penseur socialiste de l’école, assassiné à l’aube de la Grande Guerre ?
   Jaurès, défenseur de l’école publique, avant même d’être socialiste, prononce notamment, en 1897, aux côtés d’Anatole France, un discours sur l’art et le socialisme dans lequel il refuse de céder sur le verbe, la phrase et les références. Pas question de parler une langue simplifiée sous prétexte que l’on s’adresse à des ouvriers ! Au contraire, dit Jaurès, « ce serait mépriser le peuple que de réserver la belle langue aux élites ».
   Les idéologues qui ont promu par la loi Jospin sur l’école le slogan de « l’élève au centre du système », installé la tyrannie du « constructivisme » et rédigé les nouveaux programmes de français, ont bien oublié les leçons de leur illustre ancêtre. Ne pas apporter, en effet, au nom de grands principes, aux élèves les plus fragiles et les plus défavorisés, des connaissances sûres et établies en matière de langue, c’est non seulement les « mépriser », mais c’est encore provoquer dans l’ascenseur social de l’école cette panne que démontrent de très nombreuses études et statistiques. Les pédagogues de 1989 ont donc piétiné les idées de Jaurès au bénéfice d’une « bien-pensance » préjudiciable aux classes défavorisées qui n’ont pas les moyens financiers de recourir aux coûteux moyens de compensation qui prospèrent aujourd’hui comme jamais.
   L’échec de l’apprentissage de la langue a cependant des conséquences bien plus graves encore, comme le souligne Barbara Lefebvre, professeur d’histoire et auteur de Élèves sous influence (Audibert, 2005), dans son article « Des barbarismes à la barbarie », paru dans le Monde du 8 mars 2006. Cet article fait notamment allusion aux tortures qui ont abouti à la mort d’un jeune juif tombé entre les mains d’un « gang de barbares » pratiquant à haute dose la barbarie langagière :
La violence verbale est le lot quotidien des acteurs du monde éducatif, et notamment dans ce cœur fondamental de la sédimentation identitaire, le collège, où l’adolescent bataille avec la délicate question de l’intégration au groupe. C’est là que se forgent ces langages meurtriers, cette barbarie verbale du quotidien qui conduit certains — et pas les plus fragiles, au contraire — au passage à l’acte. (…) Merci à l’angélisme pédagogique des chercheurs des années 1980 et autres sociologues qui ont contribué à ringardiser la fonction d’éduquer en expliquant que l’école est d’abord « un lieu de vie » où nous sommes tous, adultes comme élèves, des égaux. Bienvenue dans l’école de Babeuf !   (…) Les barbarismes langagiers préparent le terrain conduisant aux crimes les plus barbares…
   Ainsi l’école, en abandonnant l’enseignement de la langue, non seulement prive les élèves de la langue commune de la République, le français, langue des examens, langue des entretiens d’embauche, langue du journal ou des documents administratifs, bref langue de l’intégration à la vie quotidienne, mais encore favorise la violence verbale qui peut conduire à la violence tout court. La lutte pour perpétuer un véritable enseignement de la grammaire, n’est donc pas une lutte de rêveurs, d’utopistes, de réactionnaires, de passéistes, une lutte d’humanistes remplis d’un idéal désuet, mais plutôt un combat humanitaire dans une société qui se « barbarise » de plus en plus. Espérons simplement que les professeurs qui veulent enseigner correctement la langue française à leurs élèves ne deviendront pas des maquisards du XXIe siècle alors qu’une partie non négligeable de la population française, celle qui se rend compte des dégâts dans un silence imposé, compte sur eux.

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